Ne vous y trompez pas : cette chronique n'a pas pour but de faire l'apologie du géant de l'internet (tiens, et si vous relisiez les aventures de Thursday Next, à ce sujet ?) mais de vous inviter à chausser d'étranges lunettes qui vous permettront de voir le monde autrement.
De le voir à travers les yeux lucides mais délicats de Tetsuya TOYODA, auteur de Goggles (donc), recueil de nouvelles qui, après avoir enchanté les chroniqueurs du Raging Bulles il y a un peu plus d'un an, a retenu l'attention de l'équipe de k.bd pour son... mois de la nouvelle !
Slider tisse un improbable lien entre une balle de baseball et l'éclatement de la bulle financière au Japon.
Mr. Bojangles part sur les traces d'un voisin attentionné aujourd'hui disparu.
Goggles nous envoûte du mystère brumeux d'une épaisse paire de lunettes dont une jeune fille ne veut se défaire.
Nouvelles acquisitions à la bouquinerie Tsukinoya cahote avec une camionnette pleine de vieux livres et de disques anciens.
Aller voir la mer nous fait partager la caresse de l'écume et la douceur du soleil de printemps sur les éclats de rire d'un grand-père et de sa petite fille.
Tonkatsu nous traîne de restaurant en restaurant et de souvenir en souvenir à la recherche de l'escalope panée de Proust...
Mélange d'humour, de nostalgie, de distance, d'amertume parfois, de silence et de poésie, ces six histoires courtes, écrites à hauteur humaine, vibrent toutes de la même subtilité : celle des personnages, des émotions, du rythme, des histoires, de trait même, drapé dans un sobre classicisme.
Même la première nouvelle, Slider, qui lorgne pourtant vers la comédie rocambolesque, bénéficie de ces qualités: le temps se suspend pendant l'exploration d'une cabane déserte, s'accélère avec une effraction, se dissout lentement allongé sur un banc...
Ces six histoires à géométrie très variable (Nouvelles acquisitions... ne fait que deux pages !), que l'on peut lire dans l'ordre ou le désordre, nous offrent six petites plongées dans des univers précis et intrigants, des microcosmes un peu en marge de la vie mais pourtant accueillants. A l'opposé d'Insomnie, en somme, dont l'étrangeté nous tenait à distance : ici, le lecteur se sent attiré au plus près des personnages, prêt à partager avec eux cette tranche de vie soudain offerte.
La subtilité est à son paroxysme dans la nouvelle qui prête son titre au recueil : une fillette mutique chaussée de lunettes trop larges bouleverse la vie d'un gentil oisif qui squatte le salon du ami. Une rencontre et des balades relevant autant du Petit Prince que de L'Homme qui marche. Touchant et poétique mais jamais larmoyant.
Graphiquement, la facture est classique mais subtile (décidément, je me répète...), efficace sans sombrer dans la facilité. Il est intéressant de lire la postface dans laquelle l'auteur analyse les différences entre des histoires parfois séparées par de longues années.
Loin de l'action forcenée de bien des shônen, de l'écoeurante eau de rose de bon nombre de shôjo, des intrigues à tiroir des plus célèbres seinen ou des histoires trop provocantes ou alambiquées d'une bonne partie de la production japonaise underground (c'est bon, j'en ai terminé avec tous ces mots étrangers qui m'ont permis de ramener ma science ! :D), Goggles s'inscrit dans le sillon intimiste popularisé (et parfois un peu trop usé, d'ailleurs) par Jirô TANIGUCHI. Une belle porte d'entrée pour tout lecteur qui voudrait s'initier au genre tout en douceur, une bonne surprise pour les curieux qui ont déjà foulé les terres livresques de l'archipel.
Des tranches de vie et de souvenirs dans lesquelles nous pourrions flotter indéfiniment et dont les échos lointains pourraient bien évoquer quelques vagues personnelles.
Champimages sans faire de bruit.