J'ai découvert le travail d'Emmanuel GUIBERT en 1998, à travers l'intriguant La fille du professeur, impropable fable jaillie de l'esprit fécond de Joann SFAR. GUIBERT, à partir d'une palette chromatique dépouillée et d'effets graphiques très simples - essentiellement des lavis - donnait vie et poésie à des personnages séparés par les siècles - la fille d'un égyptologue et une momie.
Même si la technique a changé, la poésie demeure : dans Le Photographe, le trait est épais, très noir, et fait de chaque corps, de chaque motif, une calligraphie. S'y ajoutent les couleurs de Frédéric LEMERCIER, tout en simplicité, en aplats rendant hommage aux couleurs terre de pays que l'on imagine plongés dans la poussière : le Pakistan et l'Afghanistan.
Tout commence à Paris.
"Je dis au revoir à tout le monde. Aux gens de MSF.
A ma mère, qui emménage à Blonville.
A ma grand-mère, à Bienchen, la chienne.
Dans l'appartement parisien que ma mère vient de quitter, je photographie la chaîne stéréo, toute seule.
Voilà, au revoir Paris.
On est fin juillet 1986. Je prends l'avion et je m'en vais."
Didier LEFEVRE, photojournaliste, part en mission pour MSF. Objectif : couvrir une mission humanitaire reliant le Pakistan à l'Afghanistan.
Procédé riche et rare : un mélange de photographies et de dessins. Planches contact, petits formats ou demi-pages ponctuent le récit dessiné de GUIBERT : le bout du monde se dévoile en noir et blanc, par petits bouts de corps, de rues, ou de vastes paysages. Par des visages volés ou en face à face, lors d'une aventure humaine d'envergure : constituer une caravane reliant le nord du Pakistan à l'Afghanistan - alors en guerre contre l'URSS - pour apporter soins et médicaments aux plus démunis, dans les montagnes de cette partie du monde que l'on connaît surtout par les drames montrés dans les journaux télévisés.
Daniel LEFEVRE déploie un intense récit, à la fois sobre, précis, humble, détaillé, perlé d'humour et d'une grande sensibilité. Partageant ses étonnements, ses émotions et ses interrogations, il promène sur ses compagnons de MSF, sur les innombrables guides et gardes de la caravane, sur les personnes rencontrées, et sur les paysages traversés, son merveilleux objectif. Aventure humaine, aventure photographique, aventure professionnelle, constats et réflexions s'entrecroisent avec naturel et fluidité.
A cette multiplicité répond celle des images, parfait mariage entre le graphique et le photographique : le trait de GUIBERT, très appuyé, offre un parfait contrepoint aux noirs et blancs des photos, et la palette réduite de LEMERCIER apporte la fine touche de couleur nécessaire au renforcement de certaines ambiances plus poussiéreuses, plus glaciales ou plus étouffantes.
Le tout coule sans heurts, malgré la tension grandissante au fur et à mesure que la caravane progresse.
Chacun des trois auteurs livre la quintessence subtile de son travail : les clichés de LEFEVRE sont superbes, jamais voyeurs, jamais pompeux ; les dessins de GUIBERT servent au mieux un récit qu'ils ne cherchent pas à étouffer par une virtuosité malvenue, mais qu'au contraire ils magnifient par leur dépouillement ; la mise en page de LEMERCIER, qui sait alterner densité et respirations, informations et silences, donne à cette aventure humaine et artistique le rythme d'un coeur qui bat.
Epopée humanitaire, témoignage journalistique, expérimentation artistique : Le Photographe a tout pour séduire, fruit d'une collaboration entre trois hommes talentueux et modestes au service d'une histoire à vivre au plus près des protagonistes - rendons ici hommage aux hommes et femmes de MSF dont on parle peu mais qui font tant, loin de la lumière des projecteurs.
Quelques remerciements aussi à la collection Aire Libre, des éditions Dupuis, qui offre depuis plus de vingt ans un espace d'expression d'une grande liberté et d'une grande qualité. Le Photographe y est à sa place, en valeur, images et histoire servies par un travail éditorial de qualité.
Deux autres tomes complètent la trilogie.
L'aventure épique en grand-angle.
Champimages du bout du monde.