"Contrairement à ce que l'on peut croire, l'heure des apparitions et des esprits, ce n'est pas minuit mais midi, heure brûlante et pleine de lumière.
Quand, à l'heure la plus chaude, le chant des cigales s'interrompt, cela signifie que le diable passe, et Gradiva apparaît à l'archéologue qui tient son asphodèle à la main, sous le soleil au zénith, avant de disparaître aussitôt.
Les soldats de l'expédition napoléonienne en Egypte abandonnaient la colonne en marche à la vue de pinacles et d'autres formes étranges à l'horizon, et le mathématicien Gaspard Monge dut bien vite trouver une explication à ce phénomène qui risquait de faire mourir les militaires de soif et de chaleur : le mirage.
J'ai du militaire la prédisposition naturelle à la discipline. Je dessine toute la journée, tous les jours, sauf généralement le samedi et le dimanche. Lorsque je ne dessine pas, je songe à ma bande dessinée, ou bien j'imagine de nouvelles façons de dessiner. Je pense à cet art comme à une activité d'introverti, primitive et mystique, dont les fruits mûrissent continuellement par l'exercice, comme les doigts de Glenn Gould sur le piano. Dans la pratique obsessionnelle de ce métier, les images apparaissent sur l'horizon de la feuille. En plein jour, sous la lumière de la lampe à dessin.
Ce gros livre rassemble les apparitions les plus convaincantes qu'il m'est arrivé de croiser dans mes récents travaux d'illustrateur. Certes, certaines d'entre elles sont plus "sur commande" que d'autres, étant davantage assujetties aux contrats et demandes éditoriales. Quoi qu'il en soit, même le travail le plus alimentaire n'est pas envisageable sans l'élan d'une vision indéfinie et lointaine, dont on tente de s'approcher pour en apercevoir les détails et puis de la fixer dans sa propre mémoire comme dans celle du lecteur.
Dans d'autres - c'est le cas des poésies choisies pour le supplément du dimanche du journal La Reppublica - j'ai l'impression d'avoir atteint, et pour un court moment habité, le mirage. Sur le blanc de la feuille, j'ai assisté comme dans un rêve éveillé à l'éclosion d'une histoire, j'ai connu des personnes mortes depuis longtemps, j'ai posé mon regard sur des paysages anciens. Puis tout s'est évanoui, laissant comme seule trace un paysage à la gouache de vingt centimètres par vingt. En les observant dans le flux imaginé par Francesca Luzzi pour ce livre, ils me sont comme étrangers, faits par d'autres mains et pensés par d'autres cerveaux.
Rien de plus normal. Ce sont des traces passagères. Le dessin m'a déjà rappelé à lui et, marchant droit, je continue l'exploration de son continent."
Manuele FIOR