La Tanière du Champi se veut un lieu où l'on se sent bien pour lire (surtout des BD !), discuter, jouer... Au gré des humeurs, lectures, heures de jeu, j'essaierai de vous faire découvrir tout ce qui se cache sur les étagères poussiéreuses de ce petit mo
Petit compte-rendu de la table ronde que j'ai eu la chance d'animer le 28 août 2011 durant le Festival de BD de Solliès-Ville, autour du livre 12 septembre, l'Amérique d'après, recueil d'interviews, de textes et de bandes dessinées réalisés par des artistes français et étasuniens pour faire le bilan sur l'état des Etats-Unis dix ans après les attentats du 11 septembre 2001, et pour porter un regard sur les Etats-Unis et le monde de demain.
De droite à gauche : Claude ARDID, grand reporter, Joe SACCO (Palestine, Journal d'un défaitiste, Gaza 1956), Françoise MOULY (co-fondatrice de Raw, directrice artistique du New Yorker) et Art SPIEGELMAN (co-fondateur de Raw, Maus, A l'ombre des tours mortes).
Joe SACCO, le public de Solliès-Ville ne vous connaît pas encore : pourriez-vous nous parler de votre parcours ?
JS :
Je fais de la BD-journalisme sans m'être jamais vraiment interrogé sur cette appellation.
En fait, une fois mes études de journalisme terminées, je n'ai pas trouvé de travail. J'ai alors décidé de faire carrière dans la bande dessinée, car c'était mon hobby.
Je suis parti au Proche et au Moyen Orient pour y faire de la BD, mais je me suis aperçu que je m'y comportais comme un journaliste, et cela a influencé mon travail d'auteur.
En effet, il faut du temps pour faire une BD, et ce temps nécessaire est un plus pour le métier de journaliste, qui s'effectue en général dans l'urgence.
De plus, la BD permet de plonger le lecteur dans un autre monde : pas seulement dans le présent, mais également dans le passé. Et, par le dessin, le lecteur entre directement dans l'univers proposé.
A quand remonte votre première rencontre à tous les trois ? S'est-elle faite autour de votre revue Raw ?
AS :
Raw, que j'ai créé avec Françoise, a surtout été la conséquence de mon amour pour elle. Cette revue indépendante m'a permis de découvrir la BD européenne, que je ne connaissais pas du tout.
Le monde de la BD européenne a beaucoup changé à la fin des années 70.
Au Etats-Unis, la BD underground avait changé la règle du jeu, avec des auteurs comme Robert CRUMB notamment : il n'était plus nécessaire de réaliser des aventures, de penser aux jeunes lecteurs.
A cette époque, les jeunes auteurs européens étaient déjà très nombreux : en découvrant les comics underground, ils leur ont donné une grande visibilité dans la presse grand public européenne, alors qu'aux Etats-Unis, leur diffusion restait confidentielle.
Les auteurs européens faisaient également preuve d'un plus grand professionnalisme.
Jacques TARDI, Joost SWARTE, étaient des dessinateurs très différents l'un de l'autre et ils n'hésitaient pas à faire de nouvelles expérimentations.
Editer de tels auteurs dans les pages de Raw a permis à des jeunes comme Joe SACCO de leur montrer quelles nouvelles ouvertures étaient possibles en BD.
JS :
J'étais très intimidé par ce que je voyais dans les pages de Raw, mais j'y voyais également de nombreuses opportunités, de nouvelles possibilités.
Mon style graphique était toutefois plus proche de ce qu'on pouvait trouver dans le magazine Weirdo, édité par CRUMB, où l'on retrouvait ses BD.
A cette époque, de nombreux dessinateurs, dont je faisais partie, ont cherché une sorte de juste milieu entre Raw et Weirdo.
J'ai été très influencé par les auteurs européens découverts dans Raw, notamment par leur grand sens du design. Si l'on trouve beaucoup d'architectures dans mes dessins, c'est parce que me suis inspiré de cette tendance de la BD européenne.
Joe, à travers vos BD, Art, à travers vos illustrations pour le New Yorker, et Françoise, en tant que directrice artistique du New Yorker, quel rapport à l'actualité entretenez-vous à travers vos travaux ?
AS :
Le monde me connaît surtout pour Maus.
Ensuite, on m'interpelle en général sur mon rapport avec la politique. Or je ne peux pas parler de politique à travers mes dessins car je suis très très lent pour travailler.
Mon travail avec Françoise pour le New Yorker m'a permis de devenir rédacteur. Mais je n'aime pas les rédacteurs ! Sauf Françoise...
FM :
Le New Yorker est à contre-courant de tout le reste de la presse étasunienne, car il propose des dessins et non des photos en couverture. Par le dessin, nous voulons proposer un point de vue personnel, un commentaire d'auteur subjectif sur l'actualité, la société.
Le reste de la presse se bat à coups de grosses sommes pour faire la chasse à LA photo qui permettra de dépasser les autres.
Au New Yorker, nous demandons une idée à un artiste, loin du scoop, de l'instantané, de la vitesse à laquelle internet nous contraint de plus en plus.
Le New Yorker a une tradition longue de 87 ans : il offre ainsi un grand recul sur la société. Chaque auteur doit penser que chaque dessin doit pouvoir être vu dans le futur sans perdre de sa force, sans être trop dépendant d'un contexte précis et éphémère. Les couvertures du New Yorker sont un extraordinaire travail de portraits de mœurs.
JS :
En travaillant sur Palestine, je me suis rendu compte que même si l'actualité changeait, au fil des années, la structure historique restait en définitive la même, pour chaque épisode relatif au conflit au Proche Orient.
AS :
Il y a une grande différence entre Joe et moi : Joe a une psychologie mieux ajustée, et il porte sur le monde le regard d'un journaliste professionnel.
Moi, je suis un narcissique concerné par l'immédiateté, mais mon monde immédiat, ce sont mes parents, survivants d'Auschwitz.
Puis il y a eu l'une des mes premières couvertures du New Yorker : le baiser. Ce baiser n'a jamais existé : c'est une invention. Je suis parti du symbole du magazine, un homme portant un chapeau haut de forme, qui m'a conduit à dessiner un Juif, qui m'a conduit à dessiner ce baiser entre un Juif et une Afro-amércaine, avec tout le trouble qu'il peut susciter.
Le New Yorker était un journal sérieux, gentil, donc cette image était choquante pour son lectorat, comme une piqûre d'amphétamine. Je pense avoir introduit un changement dans l'ADN du New Yorker.
Dans le livre 12 septembre, l'Amérique d'après, il est question des attentats contre les Twin Towers et de leurs conséquences. Comment avez-vous vécu l'événement ?
AS :
L'interview que j'ai donnée pour le livre a eu lieu il y a longtemps. Je ne m'en souviens plus, et de toute façon je ne veux plus en parler. Je ne veux plus parler du 11 septembre. C'est une rhétorique de la guerre. Et je ne trouve pas que l'anniversaire des dix ans que l'on veut célébrer cette année soit intéressant.
FM :
Art a créé A l'ombre des tours mortes comme un aide-mémoire à la désorientation provoquée par les attentats. Mais au final, depuis, rien n'a changé. Art a voulu utiliser la BD, qui est un genre structurellement très organisé, pour mettre en scène le désordre.
Les planches de A l'ombre... n'ont pu être publiée aux Etats-Unis, car personne ne voulait d'une œuvre aussi percutante, et qui n'apportait aucune réponse.
Après le 11 septembre, le gouvernement étasunien a multiplié la propagande : Art l'a mis en avant dans sa BD, au risque de représailles...
AS :
Je suis entré dans une sorte d'exil intérieur, car il y avait beaucoup de censure et d'auto-censure aux Etats-Unis après les attentats.
Ce sont des journaux européens, dont le Courrier International, qui ont permis la publication de mes planches.
J'ai essayé de me faire l'ambassadeur de la voix de la raison.
Je voudrais maintenant faire une page en avance sur le prochain désastre à venir.
On m'a commandé une page pour célébrer les dix ans de l'attentat. J'ai représenté les deux tours sous les traits … de George W. BUSH et Barak OBAMA.
12 septembre, l'Amérique d'après, vous permet de donner votre vision de l'avenir de votre pays et du monde. Quelle est-elle ?
JS :
Dans un premier temps, j'ai voulu faire pour ce livre un essai exposant ce que je pensais des Etats-Unis et de leur avenir dans les cinq ans. Mais je me suis rendu compte que je me prenais trop au sérieux, et je ne voulais pas passer pour un con pompeux. J'ai donc finalement décidé de faire quelque chose de plus drôle.
Aldoux HUXLEY (Le meilleur des mondes) et George ORWELL (1984) sont mes auteurs favoris. Tout deux ont imaginé un futur ; j'ai repris leur approche, mais sur un mode humoristique. On y retrouve toutefois mes véritables sentiments sur l'Amérique d'aujourd'hui.
Pour cette BD, je me suis contenté de projeter un peu plus loin dans l'avenir ce que j'observe déjà aujourd'hui, en l'exagérant.
Ce que je vois aujourd'hui, c'est qu'en Europe comme aux Etats-Unis, les élites tirent et tireront toujours leur épingle du jeu, même si le reste du monde sombre dans le cannibalisme.
Le gouvernement que j'imagine est toujours un gouvernement, mais il sert uniquement une élite. Avant, le gouvernement faisait des choses pour le peuple, mais cela s'érode.
Avant, les Etasuniens regardaient l'Europe comme un modèle social. Aujourd'hui, on voit que vous, Européens, êtes en train de tout perdre.
Si, dans ma vision, le gouvernement est devenu « l'Etaprise », c'est parce que je ne me fais plus d'illusions.
AS :
Joe a évoqué ORWELL, qui a imaginé un avenir de plus en plus probable.
Pour moi, le futur est une grosse botte qui écrase les visages humains. C'est pour ça que j'ai donné dans le livre une vision pessimiste.
En Europe, ça va mieux, pour l'instant.
FM :
Quand on vit à New York, il ne faut pas s'attarder sur la nostalgie. C'est une ville en développement permanent, il ne faut pas passer trop de temps à pleurer.
Dans son interview, Art déplore ce que notre quartier de New York est devenu. Notre fille vit dans un autre quartier, elle a quitté Manhattan au profit de Brooklyn, elle y mène une vie excitante.
D'une manière générale, le fait qu'il n'y ait pas aux Etats-Unis de prise en charge par l'Etat pousse peut-être les gens à faire davantage preuve d'inventivité, de combativité.
Je me dis que le futur sera, a minima, intéressant.
JS :
Je suis totalement pessimiste en ce qui concerne le futur.
Ironiquement, c'est l'élection d'OBAMA qui a été la goutte de trop.
Rien n'a changé.
Je ne sais plus...
AS :
Les Etats-Unis aujourd'hui, c'est Rome à la fin de son règne.
L'Europe est comme les colonies de Rome à l'époque : la décadence la touchera plus tard.
Un grand merci à vous !