"Il est 11h15. Je suis réveillé par le téléphone. J'essaie de l'ignorer et de me rendormir.
Au bout de huit sonneries, je me demande qui peut bien appeler. Je décide de répondre.
On est le 1er juin. J'ai 24 ans. "Allo ? _ Bon anniversaire !"
"C'est toi, Carrie ? _ Mark ? Je t'ai réveillé ? A cette heure-ci ? _ Mouais..."
"Où est passé le lève-tôt que j'ai connu ? _ Oh, j'arrive pas à dormir, la nuit, je fais des insomnies."
"Bon, qu'est-ce que t'as prévu de faire aujourd'hui ? _ Euh, rien, en fait."
"T'as rien prévu pour ton anniversaire ? Alors je t'invite à dîner ce soir. On se retrouve à sept heures et demie ? tu passes me prendre, d'accord ? _ Beuh..."
"Allez ! _ Bon, d'accord. A ce soir. _ Super ! Ciao !""
Voilà comment le destin, parfois, s'en prend à vous "de bon matin", au saut du lit, un sourire sardonique aux lèvres. Le malheur des uns fait sans doute son bonheur. Aussi se plaît-il à s'acharner. Comme si les insomnies de Mark ne lui suffisaient pas, il lui renvoie le passé dans les dents.
"C'est la première fois en trois mois que j'entends la voix de Carrie et je regrette presque d'avoir décroché."
Entre "décroché" et "écorché" il n'y a qu'une lettre : un faible écart qui permet comprendre les douleurs passées, présentes et forcément à venir d'un Mark qui n'a pas su dire non, qui ne revient pas sur son accord malheureux et qui, de fait, le regrettera.
Il est loin d'être le seul cet insomniaque pourtant solitaire : Shelly, Eric, Maureen, Chéryl, Monsieur Lewis, mais aussi tous les anonymes que nous ne connaîtrons jamais que sous le nom de "je", voient des miettes de leurs vies défiler dans Insomnie et autres histoires.
Pris dans les pièges de souvenirs trop lourds ou d'une actualité trop cruelle, ces anodins chutent plus qu'ils ne se relèvent ou, au mieux, ne montrent pas une facette très reluisante de l'humanité.
Sans parler des rêves brisés et du triste constat que l'on fait parfois face au miroir, quand on voit qui, malgré tous nos élans, nous sommes devenus.
Ces froides et tristes histoires méritent le traitement graphique qu'Adrian TOMINE leur réserve : un cerne d'encre net et tranchant et un noir et blanc parfois tramé de gris. Simple, efficace, à l'unisson du monde sans espoir qui se débat dans et entre les cases.
Fidèle à l'école étasunienne d'un Daniel CLOWES ou d'un Charles BURNS, TOMINE fait la part belle aux gros plans sur les visages, cadrant au plus près les tourments, rictus, absences, cernes, grimaces, lassitudes, surprises ou douleurs. De ce face à face permanent le lecteur ne peut ressortir indemne, dérangé par son voyeurisme ou troublé par le reflet à peine déformé que l'image lui renvoie.
Difficile de distinguer ce qui relève de la fiction et de l'autobiographie dans cette longue Insomnie. Mais impossible de ne pas trouver écho dans ces histoires à des moments vécus ou des destins croisés : si le monde n'est pas toujours aussi noir ou terne que l'auteur le montre, il n'est pas non plus, loin s'en faut, un paradis sans failles.
Chroniqueur du malaise quotidien, Adrian TOMINE sait mettre en lumière ces détails par lesquels tout bascule, un jour, sans possible retour.
Champimages aux yeux cernés.
(A noter : j'avais il y a quelques années livré une chronique un peu plus brève de ce recueil. La voilà complétée).