Après Ida le mois de l'Afrique, à venir sur K-BD (pour une fois, je prends un peu d'avance !), suit son cours.
Accostons cette-fois sur la côte orientale du noir continent, au Kenya, à Kililana. Le soleil y règne en maître en cette fin novembre. Sa lumière, blanche, aveuglante, brûle la terre, les murs, la mer et ses reflets. Sa chaleur écrase les hommes aussi sûrement que le bâton du mwalimu écrase le crâne de l'élève dissipé.
Ce qui explique la course effrénée de Naïm dans les rues, pour échapper à son "grand frère" et au sort qui l'attend à la madrass.
Dur est le bâton, dure est l'éducation, dure est la vie à Kililana ; malgré tout, il faut essayer d'avoir le ventre plein une fois par jour, de rapporter un peu d'argent ou de nourriture à la maison, et si possible de ne pas sombrer dans des affaires trop louches. Trafiquer un peu de qat pour un vieillard passe encore. Se faire arrêter avec à son bord des caisses de haschisch, transporter des colis douteux, ou s'investir dans des projets immobiliers peut déjà être plus dangereux.
"Les histoires chez nous ce n'est pas ça qui manque, c'est même une spécialité locale, si on peut dire." Depuis les toits où il traîne souvent - surtout pour échapper à son frère qui tient coûte que coûte à le ramener sur le droit chemin (de la religion) et peut-être ainsi gagner quelques "points pour aller au paradis" - Naïm voit beaucoup de choses, et suit les destins de bon nombre de ses amis : des plus jeunes condamnés à décortiquer des kilos de crevettes pour quelques shiliings, aux plus belles dont les corps affolent les Occidentaux de passage ou plus ou moins établis.
"Chez nous, il y a ceux qui pêchent le poisson et d'autres qui pêchent le touriste".
Mais il n'y a pas que des touristes qui viennent échouer sur le rivage - soulevant autant d'intérêt que d'hostilité, les règles religieuses devant composer avec les contraintes économiques. Il y a des contrebandiers, au verbe fleuri et au visage marqué, ou des promoteurs, qui n'ont que faire du respect des légendes locales...
Car l'Afrique des mythes n'est jamais loin : des histoires de djinns racontées pour effrayer les plus jeunes, aux récits antiques plongeant dans les racines des croyances locales, le surnaturel est partout.
Et ce ne sont ni le vieil homme vivant à l'écart, ni le grand arbre sur lequel il veille, qui diront le contraire.
Que l'on vienne même à risquer de les perdre, et la nature elle-même semble se déchaîner. Et si tout cela était vrai...
Récits croisés composés à partir de "rencontres, histoires glanées et choses vues", Kililana song est une chronique vivante et juste de la vie telle que nous pouvons l'imaginer aujourd'hui dans bon nombre de pays d'Afrique noire. Fin observateur, Benjamin FLAO semble avoir longuement promené sa plume et ses pinceaux au gré des ruelles, des rivages et des forêts érythréennes et kenyanes pour brosser avec une telle précision les portraits qu'il nous propose.
Certes, les traits sont parfois un peu caricaturaux, mais laissent à penser que la situation dans ces pays l'est aussi : la misère locale, la corruption, et les abus permanents des colons de tous bords (Européens ou Indiens). La débrouille pour survie, la religion musulmane comme refuge...
Partageant la narration entre le jeune Naïm et le vieux gardien de l'arbre, l'auteur offre un regard frais mais désabusé et un point de vue plus contemplatif et mystique.
Le récit est servi par un dessin efficace aux visages souvent très expressifs, et surtout par l'aquarelle qui restitue à merveille la force et l'intensité des espaces et des lumières : le ciel et la mer sont à l'honneur, le jour éclatant et la nuit glacée nimbent les scènes d'ambiances très fortes.
De grandes illustrations en pleine ou double page scandent le récit, offrant des respirations et de superbes scènes à observer en détails, de l'architecture des
cours intérieures aux innombrables bateaux à quai.
Le rythme rapide des deux premiers tiers du récit s'apaise, se fige presque, lorsque Naïm, emporté dans la nuit, glisse lentement dans le monde de l'étrange... vers une fin qui nous laisse sur la nôtre (ah ah), et nous donne envie de lire très vite le deuxième tome qui devrait clore l'aventure.
Au final, Kililana Song, dont les images pourraient faire penser à un simple carnet de voyage, est une plongée dans cette Afrique que l'on devine à travers reportages et clichés et qui, malgré quelques stéréotypes, se révèle être un monde complexe et malmené où la vie des autochtones n'est jamais facile et où croyances et culture sont souvent mises à mal. En choisissant un enfant comme personnage principal, Benjamin FLAO a toutefois permis à son récit de ne pas trop verser dans le désespoir.
Espérons que la suite sera à la hauteur de cette belle entrée en matière, et saura nous régaler d'aussi belles aquarelles et d'aussi beaux portraits que ceux brossés dans ce premier opus.
Champimages qui voyagent.