J'ai écrit que le mois de juin sur K-BD serait celui des pirates ? J'ai été incomplet : il est placé sous le signe des "pirates et loups de mer". Une nuance de taille qui nous ouvre de plus larges horizons.
En matière d'horizon, RIFF REB'S s'y connaît : son adaptation de A bord de l'étoile Matutine, de Pierre Mc ORLAN, a marqué les esprits. Il ne pouvait trouver qu'un "merreau" (le "terreau" des marins ?) fertile sous la plume de Jack LONDON.
"La traversée de la baie de San Francisco n'était pour moi qu'une formalité. C'est dans un cottage niché à l'ombre du Mont Tamalpais que j'aimais retrouver mon ami Charley Furuseth pour y disserter de Nietzsche ou de Schopenhauer.
Si je n'avais pas pris l'habitude d'aller l'y rejoindre le samedi après-midi pour demeurer en sa compagnie jusqu'au lundi, je ne me serais pas retrouvé ce jour de janvier à naviguer dans les parages.
Comment aurais-je pu envisager, en cet instant, qu'une simple visite de routine allait refondre l'essence même de mon être ?"
Vous trouvez cette entrée en matière un peu emphatique ? Elle ne donne pourtant qu'un bien maigre aperçu de la suite des événements qui allaient bouleverser durablement et surtout en profondeur la vie d'Humphrey van Weyden, critique littéraire raffiné et à la culture livresque chevillée au corps.
Il ne faut en effet que quelques pages pour que le bleu glacial de ce matin d'hiver ne laisse la place à l'épaisseur brune de la tempête qui met un terme aux bons services du Martinez et à la vie tranquille d'Humphrey. Telle la main de Neptune, les lames fracassantes ont décidé de condamner l'homme de lettres à l'Enfer des mers. Pire que la mort l'attend en effet un long et douloureux séjour à bord du Fantôme, goélette où règne en tyran le capitaine Loup Larsen, colosse pourvu de "la tête d'un roi babylonien sur un corps de titan", brute épaisse nourrie de coups et de lectures.
Un homme à qui personne ne peut dire non et dont chaque phrase sonne comme un ordre auquel rien ne permet de se soustraire.
"J'ai une contre-proposition à vous faire. Mon second est mort, tout le monde va grimper, le mousse aussi. Vous prendrez sa place... 20 dollars par mois, nourri. Vous allez devenir quelqu'un et apprendre à marcher sur vos propres jambes."
Voilà comment on passe de la plume au couteau, de la paix à la mer, de la routine à la peur quotidienne, soumis aux caprices d'un capitaine qui distribue plus volontiers les coups et les humiliations que les encouragements ou les félicitations. Pourtant, tout le monde - ou presque - le suit aveuglément, tétanisé par l'effroi sans doute, mais aussi par l'admiration que l'on peut difficilement cacher face à un homme aussi colossal, complexe et efficace : parti mener une campagne de pêche aux phoques qui doit être fructueuse, Loup Larsen a la ferme intention de braver tous les caprices du Pacifique (qui porte si mal son nom !) pour arriver à ses fins. Et ce ne sont ni les quelques naufragés récupérés en chemin ni les quelques membres d'équipage perdus qui y changeront quelque chose.
Humphrey n'a donc d'autre choix que de se soumettre et de tenir, tenir, tenir, en serrant les dents, encaissant les coups, mais surtout en faisant face à toute la complexité du capitaine qui, nourri des mêmes lectures que son nouveau mousse, est un fin rhétoricien. Un sujet revient régulièrement sur le tapi entre les deux hommes - et c'est sans doute parce qu'il alimente ces joutes incessantes que le journaliste peut bénéficier d'une certaine protection (toute relative) de la part de Loup - : l'immortalité de l'âme, dont le journaliste est partisan, à l'opposé du marin, riche d'une expérience rare en la matière :
"Comment pouvez-vous pérorer sur votre âme immortelle et faire sur vous à la vue d'un couteau dans les mains d'un cuisinier ? Il ne peut vous causer le moindre mal, vous pousser dans le sentier de l'immortalité plus tôt que vous ne l'imaginez, tout au plus."
Ironique ? Pragmatique, plutôt. Homme de terrain contre homme de plume, homme de l'être contre homme de lettres.
"Je vais vous dire le fond de ma pensée. L'homme est un animal médiocre et sans l'apparition de la conscience, il aurait disparu de cette planète depuis bien longtemps. Mais le prix à payer, c'est la conscience de sa propre mort et c'est lourd ! Alors il a inventé l'idée d'immortalité pour accepter cette inévitable échéance et l'idée d'âme pour asseoir sa prétendue supériorité sur le règne animal."
Misanthrope peut-être, nihiliste sans doute, Loup Larsen a appris à vivre au jour le jour sans se défiler devant aucune de ses responsabilités, même s'il lui faut en passer par la violence ou par les terribles migraines qui le clouent sur sa couchette pendant plusieurs jours parfois. L'Enfer est partout.
Choc entre deux hommes, entre deux cultures, Le loup des mers tient autant du récit initiatique que du débat d'idées - même si l'on sait très vite de quel côté LONDON se plaçait ! - mais reste avant tout un récit d'aventure maritime : malgré la riche galerie de personnages convoquée à bord du Fantôme, seule la mer domine, dirige, donne le ton, fait et défait discours et destins.
Un mer que le dessin de RIFF REB'S sert à merveille : puissance, immensité, violence, impétuosité, majesté, le trait fort et dynamique de l'auteur fait mouche à chaque case. Les vagues sont vivantes, la mer respire, et les éléments, passant de l'apathie à la tourmente en quelques minutes, écrasent le misérable ballet des hommes.
Quelques grandes doubles pages ponctuent le récit de belles compositions en noir et blanc qui rappellent combien la mer est la seule maîtresse à bord.
Le dessinateur sait mettre cette force du trait et de la composition au service de toutes les scènes et surtout à celui de son fascinant capitaine, noir soleil d'un univers de tourmente : regard fou, rictus inquiétant, colère explosive, Loup Larsen est à l'image de cet océan imprévisible et extrême. Un homme entier au caractère d'acier dans lequel on croit reconnaître l'ombre de LONDON lui-même.
Adapter un roman, même "librement" (comme le rappelle la couverture), n'est jamais chose facile. Pourtant (et sans avoir lu l'oeuvre originale) toute la force des textes de l'auteur est là, tantôt dans la prose puissante de récitatifs et des dialogues, tantôt dans la composition des cases et surtout les expressions et les postures des personnages : RIFF REB'S a opté pour un semi-réalisme expressionniste quand il le faut qui dégage une aura extraordinaire.
Expressionnisme qui se retrouve dans le traitement des couleurs : chaque chapitre, à l'exception du premier, baigne dans une monochromie (les puristes parleront de bichromie...) qui imprègne les scènes d'une unique et puissante tonalité. L'auteur souffle ainsi le froid, le chaud et le glauque avec une densité et une intensité à couper le souffler.
Du grand art.
Vous me trouvez trop élogieux à propos de ce Loup des mers ? Pourtant, RIFF REB'S, en se frottant à un texte puissant d'un des auteurs à la plume les plus rugueuses et les mieux trempées de l'histoire de la littérature, a su magnifier les mots et les idées de Jack LONDON, ne se contentant pas d'illustrer le récit, mais lui conférant une nouvelle dimension.
"Jack LONDON a dévoré la vie avec l'appétit d'un gigantesque incendie" : ainsi en va-t-il également de Loup Larsen mais aussi du trait du dessinateur.
"Un auteur n'est pas seulement la somme de ses oeuvres et de ses actes, mais aussi celle de ses obsessions" : adaptant pour la deuxième fois consécutive une histoire de mer et de marins, RIFF REB'S nous montre combien il s'inscrit lui aussi dans cette lignée. S'il n'a sans doute pas vécu la vie houleuse et aventureuse de son prédécesseur, le dessinateur, comme l'atteste sa bibliographie, a toujours été mû par ses obsessions, et semble s'y est tenu.
Pour conclure, laissons la parole à Jack LONDON, découvreur insatiable, esprit éclairé, et sans doute homme rongé par les constats qu'il faisait sans cesse sur la société (on n'écrit pas Le peuple d'en bas sans raison) :
"Comme Hobbes, j'affirme que la pensée est indissociable de la matière qui pense.
Comme Bacon, j'affirme que le monde de sens est à l'origine de toute compréhension humaine.
Comme Locke, j'affirme que toutes les idées humaines sont attribuables au fonctionnement des sens.
Comme Kant, j'affirme l'origine mécanique de l'univers, et que la création est un processus naturel et historique.
Comme Laplace, j'affirme que l'hypothèse d'un créateur est inutile."
Un livre à lire absolument.
Champimages qui nous balaient.